Simone Weil – « Expérience de la vie d’usine » (1941)
Nombreux dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés […). La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s’accomplissent sans dégrader enferment des instants d’arrêts, brefs comme l’éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l’extrême rapidité, l’impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu’il dépasse un record mondial, semble glisser lentement [.]; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. Au contraire, le spectacle de manœuvres sur machines est presque toujours celui d’une précipitation misérable d’où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l’homme et il lui convient de s’arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l’espace d’un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d’immobilité et d’équilibre, c’est ce qu’il faut apprendre à supprimer entièrement dans l’usine, quand on y travaille. [.] Après une journée ainsi passée, un ouvrier n’a qu’une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition […]; il a trouvé le temps long.
Le temps lui a été long et il a vécu dans l’exil. Il a passé sa journée dans un lieu où il n’était pas chez lui. [.] Rien n’est si puissant chez l’homme que le besoin de s’approprier, non pas juridiquement, mais par la pensée, les lieux et les objets parmi lesquels il passe sa vie et dépense la vie qu’il a en lui. […] Un ouvrier, sauf quelques cas trop rares, ne peut rien s’approprier par la pensée dans l’usine. Les machines ne sont pas a lui ; il sert l’une ou l’autre selon qu’il en reçoit l’ordre. Il les sert, il ne s’en sert pas ; […] Il dépense à l’usine, parfois jusqu’à l’extrême limite, ce qu’il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de se mouvoir ; il les dépense, puisqu’il en est vidé quand il sort ; et pourtant il n’a rien mis de lui-même dans son travail. […] Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair, nous avons été jetés hors de l’éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme.
Mais il n’est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et bon reproduit à quelque degré ce mélange d’uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l’ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l’imiter. C’est le contraire qui se produit dans les usines. […] Une uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable a l’homme, irrespirable. »
Simone Weil, « Expérience de la vie d’usine » (1941), in La Condition ouvrière, Gallimard, 1951.