Devenirs humains – Maryline Patous-Mathis
L’origine de notre grande famille est africaine. L’Afrique est notre berceau. Nos ancêtres appartenaient à l’ordre des Primates dont sont issus les gorilles, les chimpanzés et les Hommes. À chaque changement climatique important, cette souche a dû conquérir et exploiter de nouveaux biotopes. Certaines espèces ont connu des mutations qui se sont avérées favorables à l’occupation de ces milieux et au développement de la bipédie.
C’est grâce à l’acquisition de la bipédie comme unique moyen de déplacement que nous sommes là. D’autres espèces, les chimpanzés ou les ours par exemple, se dressent parfois sur leurs pattes, mais aucune ne l’a fait avec autant de succès que la nôtre. Les plus anciens de la famille des Hominidés sont arboricoles, ils se déplacent encore dans les arbres, grimpent pour échapper aux carnivores, léopards et autres, mais au fur et à mesure, ils passent de plus en plus de temps dans la savane, dans un environnement plus clairsemé, riche de certains végétaux qu’ils ne trouvent pas en forêt. Les extrémités de leurs membres antérieurs deviennent des mains qui peuvent être utilisées pour faire autre chose que se déplacer. Elles fabriquent des outils, les tiennent. Elles peuvent désigner un animal, alerter d’un danger. Ces mains facilitent aussi les relations sociales : elles sont disponibles pour communiquer avec l’autre, exprimer de l’empathie, lui faire signe… Dans la multiplicité des mutations génétiques, la bipédie favorise aussi l’apparition de nouvelles espèces. Tout est très lié: bipédie, libération des mains, accroissement du cerveau et apparition de nouvelles capacités cognitives. Plus on s’exerce à de nouvelles activités, plus le cerveau se développe.
La période où l’Homme, qui était végétarien, devint omnivore est une évolution cruciale et correspond sans doute au moment où nous sommes devenus humains. Omnivore, cela veut dire qu’on peut manger de tout. Les possibilités de ressources alimentaires se sont élargies : des plantes et de la viande, des vertébrés et des invertébrés ; ce fut un catalyseur de l’hominisation
L’apport de protéines animales se compose d’abord d’insectes comme les termites, puis, avec Homo Habilis, de viande de petits mammifères. Enfin vient la chasse. La chasse a tout changé. La structure sociale a été bouleversée. Les végétariens ne partagent pas, sauf les mères qui rapportent de la nourriture à leurs enfants, mais il n’y a pas de partage collectif. Chacun fait sa récolte. Si la cueillette a son importance, on voit bien, surtout en Europe, à quel point nous sommes de grands mangeurs de viande. L’Homo Habilis a créé des outils pour dépecer la viande parce qu’il n’a ni les griffes ni les crocs des fauves, seulement des canines un peu plus développées et des incisives. Il faut bien déchiqueter la viande. Il a remarqué qu’avec une pierre tranchante il pouvait la couper. D’où l’outil. L’Homme est d’abord un charognard passif qui profite des proies de grands prédateurs ou de carcasses d’animaux trouvées, récupérant ce que les hyènes veulent bien lui abandonner. Par la suite, il s’organise, devient un charognard actif, qui laisse les fauves chasser, puis élabore une stratégie pour les éloigner de la proie. C’est déjà une technique de chasse intelligente. Je l’ai vu faire au Kalahari, lorsque j’ai partagé la vie des San, ceux qu’on appelle aussi les Bushmen.
Ils repèrent un vieux lion qui chasse en solitaire, attendent qu’il bondisse sur un animal. Les chasseurs San le laissent prendre sa part, car ils sont très respectueux, puis le font fuir. La chasse développe d’abord les aptitudes physiques, sensorielles : une bonne vue, une ouïe attentive, le sens de la course. On fabrique des armes, on apprend à mieux tailler la pierre, à mettre une pointe de silex au bout d’un épieu, on s’entraine à lancer le projectile sur les animaux.
L’Homo Erectus s’attaque à des bêtes de grande taille qu’il affronte à plusieurs. Un projet audacieux qui nécessite une collaboration, une solidarité entre chasseurs et la mise en place de stratégies
Le partage du gibier est important. Chez les San, par exemple, on peut observer un système social dans lequel les individus sont très interdépendants, ce qui favorise l’humanisation des structures sociales. Symboliquement, l’animal devient le centre de la vie sociale. Il apporte tout : la nourriture d’abord, mais aussi les vêtements avec les peaux, les bois des cervidés, les tendons, les ligaments… L’animal constitue un ensemble de ressources indispensable qui permet de mieux vivre au quotidien mais, au-delà, il s’inclut dans la cosmogonie des Hommes qui lui vouent un véritable culte et inventent une métaphysique de l’animal. Il accompagne les morts – ramures de cervidés, cornes de bouquetins, morceaux de viande… C’est aussi autour du feu qu’on se raconte les histoires de chasse, qu’on évoque une longue traque, une proie gigantesque. Tel bison abattu, tel chasseur tué. Des contes s’élaborent. Tous les peuples ont leurs légendes, qui se sont formées sur des récits de chasse et de bravoure. La puissance de cet imaginaire est telle que les Homo sapiens, les Hommes modernes, ne vont quasiment peindre que des animaux sur les parois des grottes.
Au départ, les changements environnementaux sont importants et vont influencer l’évolution de notre grande famille, mais la singularité de l’Homme fait que la culture l’emporte sur l’environnement.
L’humain possède les facultés de résilience et d’adaptation. Il développe des savoirs et des savoir-faire. Lorsqu’il quitte l’Afrique via le Proche-Orient et arrive en Europe, l’Homo Erectus doit s’adapter au milieu, au climat, à la faune. Beaucoup d’espèces disparaissent, la nôtre non. Ceux qui trouvent des astuces, ceux qui réfléchissent, survivent en nourrissant leur cerveau de nouvelles connaissances.
Plus le temps passe, plus l’Homme maitrise son environnement.
Les peuples chasseurs-cueilleurs du Paléolithique moyen et supérieur, les Néandertaliens et les premiers Hommes modernes, se sont détachés de leur environnement et deviennent moins dépendants des aléas climatiques. Quand il fait froid, ils descendent sous des latitudes plus clémentes, ils suivent les migrations des troupeaux, de rennes par exemple. Ils évoluent dans une nature riche.
Même s’il existe des périodes de grand froid, la terre n’est pas une toundra stérile et gelée ; si les mammouths arrivent à manger 200 kg d’herbe par jour, les Hommes doivent trouver facilement de la nourriture. Car c’est l’abondance. Il y a de grands troupeaux, les Hommes sont peu nombreux et arpentent un vaste territoire. Leur intelligence leur permet d’occuper tous les biotopes, la montagne pour aller chasser le bouquetin à 2 000 m d’altitude, la plaine où ils se lancent à la poursuite des grands troupeaux de bisons. Ils atteignent la Sibérie, passent le détroit de Béring, explorent l’Amérique. Il y a peu de temps encore, beaucoup de peuples continuaient d’évoluer dans ce mode chasseur-cueilleur, d’horticulture, de petite agriculture, d’élevage réduit, pareils aux premiers Hommes qui ont découvert les continents. Notre génération a connu ces Hommes qui vivaient selon des principes millénaires, en Afrique, en Amérique latine.
Aux problèmes qu’ils rencontrent, les Hommes répondent en inventant. Sans cesse. L’Homme est un innovateur. C’est fondamental.
Et il anticipe. Il transmet sa connaissance, permet l’apprentissage de réponses apportées dans de nombreux milieux et dans des circonstances très différentes. Nous vivons grâce au « bagage » de tous nos ancêtres, de tous ceux qui nous ont précédés. La culture joue sur la génétique, tout est conservé dans notre code génétique. Nous nous croyons plus malins que les Néandertaliens, mais nous ne faisons que répondre à des questions qui se posent au présent. Nous envoyons des satellites dans le ciel, mais qui sait comment ils marchent ? Très peu de personnes. Déjà, dans les années 1950, Albert Einstein disait : « La technologie va très vite, mais elle est dans le cerveau de très peu de personnes. » Qui peut construire sa maison tout seul ? Tous les Néandertaliens et les premiers Homo sapiens savaient le faire. À leur époque, tout le monde savait tout faire. Ils n’étaient pas moins capables que nous.
Au contraire !
Devenirs humains – Maryline Patous-Mathis