Barjavel – La Faim du tigre
Je suis emporté par le mouvement de l’espèce humaine comme un globule rouge par le circuit du sang à travers mes tissus. L’espèce est emportée par le mouvement du monde vivant et subit sa loi, comme mon sang est emporté par mon corps, combat pour son existence, pâtit de ses mécomptes, et considéré hors de lui n’est plus rien. L’homme s’il veut se sauver, sauver son espèce, doit retrouver la signification et la raison de son existence dans le grand corps de la vie. Quelle est la fonction de l’espèce humaine dans le corps du vivant ?
Sommes-nous le sang, le foie, le tube digestif, le lieu privilégié où se sécrète l’esprit, ou le canal à déchets ?
En inventant des outils et des machines, l’homme s’est doté de moyens que la Nature, ou le Planificateur, n’avait pas jugé nécessaire de lui octroyer au départ. Il était peut-être prévu dans le plan qu’il se ferait pousser ces prolongements. Peut-être pas. Il semble bien que l’espèce humaine, ayant fait éclater le cadre de sa fonction, se soit mise à vivre pour elle-même, aux dépens de l’organisme qu’elle devait servir.
Elle se développe aujourd’hui monstrueusement, comme un cancer, et, comme lui, est sur le point de faire périr le corps sur lequel elle prolifère en l’épuisant. Et de périr avec.
Si elle ne périt pas, si le vivant subsiste, du moins se sera-t-il amputé des cellules anarchiques et l’homme rescapé, nu et désarmé, se retrouvera inséré à sa juste place, comme au temps de sa création.
Il y a peut-être, il y a certainement un moyen d’éviter ce grand saignement, cette opération à tous cœurs ouverts. L’homme-outil-machine n’est sans doute pas, en soi, une faute ou une erreur, un crime contre le vivant.
Son erreur et son crime, c’est d’utiliser ses mains, ses outils, son intelligence en dehors de sa fonction, pour le seul développement matériel mathématique de l’espèce, sans harmonie ni équilibre de celle-ci en elle-même ni avec les autres parties du monde vivant.
C’est la caractéristique même de la prolifération cancéreuse.
L’homme peut retrouver une chance de vivre en réintégrant sa fonction. Ce qui ne signifie pas qu’il doive sacrifier les prolongements techniques qu’il a greffés sur sa chair nue, mais les mettre, comme lui-même, au service de l’équilibre et de l’harmonie de l’Univers.
Mais pour réintégrer sa fonction, il faudrait qu’il la connût. Barjavel – La faim du tigre – Page 129