Henri Thoreau – Walden ou la Vie dans les bois
La plupart des hommes, même en ce pays relativement libre, par simple ignorance et erreur, sont si occupés par des soucis factices et de grossiers travaux superflus de la vie que ses fruits les plus magnifiques ne peuvent pas être cueillis par eux. Leurs doigts, après un labeur trop excessif, sont trop maladroits et tremblent trop pour cela. Le travailleur n’a pas le loisir d’une vraie intégrité jour après jour; il ne peut pas se permettre d’entretenir les relations les plus humaines avec les hommes; son travail perdrait de sa valeur sur le marché. Il n’a pas de temps pour être quoi que ce soit d’autre qu’une machine. Comment peut-il bien se rappeler son ignorance – chose nécessaire à son développement – lui qui a si souvent usé de ses connaissances ? Nous devrions le nourrir et le vêtir gratuitement, parfois, et l’accueillir cordialement, avant de le juger. Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne peuvent être préservées que par une manipulation des plus délicates. Pourtant, nous ne nous traitons pas nous-mêmes ni les uns les autres, aussi tendrement. […]
La plupart des luxes, et beaucoup de ce qu’on appelle les conforts de la vie, ne sont pas seulement non indispensables, mais constituent de véritables entraves à l’élévation de l’humanité. Avec respect pour les luxes et les conforts, les hommes sages ont toujours vécu une vie plus simple et frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, perses et grecs, étaient une classe de gens dont personne n’était plus pauvre de richesses extérieures, et personne n’était plus riche de celles intérieures. […]Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais aucun philosophe. Pourtant, il est admirable de professer parce qu’il était autrefois admirable de vivre. […] On dirait qu’en général les hommes n’ont jamais réfléchi à ce que c’est qu’une maison, et sont réellement quoiqu’inutilement pauvres toute leur vie parce qu’ils croient devoir mener la même que leurs voisins. […] Travaillerons-nous toujours à nous procurer davantage, et non parfois à nous contenter de moins ? Le respectable bourgeois enseignera-t-il ainsi gravement, de précepte et d’exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir, avant de mourir, d’un certain nombre de “caoutchoucs” superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d’amis pour de vains amis ? Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de l’Arabe ou de l’Indien ? Lorsque je pense aux bienfaiteurs de la race, ceux que nous avons apothéosés comme messagers du ciel, porteurs de dons divins à l’adresse de l’homme, je n’imagine pas de suite sur leurs talons, plus que de charretée de meubles à la mode. Ou me faudra-t-il reconnaître – singulière reconnaissance ! – que notre mobilier doit être plus compliqué que celui de l’Arabe, en proportion de notre supériorité morale et intellectuelle sur lui ? Pour le présent nos maisons en sont encombrées, et toute bonne ménagère en pousserait volontiers la majeure partie au fumier pour ne laisser pas inachevée sa besogne matinale. La besogne matinale ! Par les rougeurs de l’Aurore et la musique de Memnon*, quelle devrait être la besogne matinale de l’homme en ce monde ?
J’avais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais je fus épouvanté de m’apercevoir qu’ils demandaient à être époussetés chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit était encore tout non épousseté. Écœuré, je les jetai par la fenêtre. Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ? Plutôt me serais-je assis en plein air, car il ne s’amoncelle pas de poussière sur l’herbe, sauf où l’homme a entamé le sol. »
Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois (1854), traduction Louis Fabulet, 1922.