Devenir Humains – Sylviane Agacinski
UNE ESPÈCE ÉVOLUTIVE : HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE
Un sanctuaire de « l’esprit humain», tel qu’on l’imaginait au siècle des Lumières, ne pouvait pas donner l’idée du musée de l’Homme. Entre les deux, une nouvelle version de l’homme s’était dessinée, issue de la découverte de l’évolution et des progrès scientifiques (paléontologie, préhistoire, anthropologie) complétés par ceux de l’ethnologie, de la biologie, de la neurologie. Depuis les découvertes de Darwin, l’espèce humaine, sans modèle originaire et sans fin programmée, apparaît comme le produit de processus sélectifs naturels préhistoriques et de transformations liées aux techniques et aux institutions humaines. André Leroi-Gourhan a pu ainsi parler d’une évolution vers l’homme, à partir d’espèces non humaines. Dans la période préhistorique, la plasticité des structures cérébrales et celle de la charpente corporelle de nos lointains ancêtres auraient agi lentement l’une sur l’autre et conduit jusqu’à l’homme, avec le corps et l’intelligence que nous lui connaissons. Mais, une fois acquis certains de ses traits principaux (station debout, fabrication d’outils, langage, hyper-socialisation), il a continué à changer ! En bouleversant l’organisation sociale, remarque l’archéologue-ethnologue, certaines innovations techniques affectent les conduites et les relations humaines. Avec le développement des machines entre le xvi* et le xx siècle, par exemple, les rapports sociaux se sont profondément transformés.
De tels changements n’opèrent pas nécessairement un remodelage des organismes individuels, mais ils modifient suffisamment « l’organisme collectif » et les relations entre les hommes pour que l’on puisse penser que l’espèce n’est plus tout à fait la même. André Leroi-Gourhan écrit cette phrase, peut-être provocatrice : « L’humanité change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institutions.*» Cet énoncé audacieux suggère que l’espèce humaine est en constant devenir, en raison de son mode de vie (équipements, mode de production, régime alimentaire, etc.) mais aussi des mutations qui touchent son organisation sociale, ses institutions et ses valeurs. Darwin déjà considérait que l’évolution de l’homme n’était plus simplement gouvernée par la sélection naturelle, puisqu’elle avait conduit à l’institution et à la transmission de valeurs, comme le respect d’autrui, modifiant la logique de la sélection naturelle.
Ainsi, l’humain ne désigne-t-il pas une espèce, au sens strictement biologique du terme, mais toujours un mode de vie, une culture, des institutions, autrement dit un lien entre les hommes, et non en eux. Il est donc vain d’opposer chez l’homme la nature et la culture (intellectuelle, technique ou morale – au sens des mœurs). Les deux plans sont en constante interaction l’un avec l’autre. Être humain signifie avant tout vivre les uns avec les autres sur un certain mode, et le mot « être » doit s’entendre comme un verbe plutôt que comme un substantif.
Cette manière humaine du vivre ensemble résulte, dans toute culture, du fait que les hommes sont des vivants qui parlent entre eux. Que l’on oublie l’un des deux phénomènes – le vivant ou le langage – et l’on manque l’être humain, cherchant sa voie entre les valeurs vitales et les valeurs qu’il institue. Le langage lui-même est lié au développement cérébral de l’homme, mais c’est là un domaine de recherche relevant de la neurologie.
Devenir Humains – Sylviane Agacinski