Devenir Humains – Gilles Bœuf
Les animaux sont apparus vers 80o Ma dans l’évolution, et l’humain, qui parait quelque part en Afrique vers 3-5 Ma, Yves Coppens le raconte par ailleurs, est issu de ce groupe. Pendant des millions d’années, les Hominidés vont adopter des comportements de cueillette et de chasse de petits animaux et tenter de survivre face aux grands prédateurs et charognards en chapardant les restes de leurs repas. Jusqu’à 50000 ans, les humains, peu nombreux, sont eux aussi abondamment chassés par les grands carnivores prédateurs.
Trois grands moments vont ensuite marquer leur « séparation culturelle » face aux animaux : la domestication du feu vers 800000 ans (par Homo Erectus), l’arrêt de l’exclusif nomadisme et des seules activités de cueillette et de chasse dû à une explosion démographique (seulement Homo sapiens) vers 12 000-10 000 ans, et enfin l’invention de la machine à vapeur vers 1784, qui le fera passer de l’ère du « cheval animal » à celle du « cheval-vapeur ». Ceci amènera Paul Crutzen, lauréat du prix Nobel de chimie en 1995, à proposer ce terme d’anthropocène, autrement dit la fraction de l’histoire de la Terre durant laquelle le plus puissant moteur de l’évolution est l’humain. À partir de la révolution industrielle et des progrès agronomiques et médicaux associés, l’humain va penser être capable de s’affranchir de la nature. Il va l’assujettir, tenter de la « dominer » et se l’approprier pour lui-même. Il s’autorise ainsi à éliminer et à détruire systématiquement tout ce qui le concurrence ou le gêne dans ses activités et son développement. Cette mentalité dangereuse, amplifiée par un sentiment d’avoir « été créé » légitimement pour cela, a conduit à cette situation actuelle très préoccupante. C’est alors que science écologique et écologisme politique évolueront parallèlement, depuis le début des années 1970.
L’érosion de la biodiversité pour des raisons « humaines et non humaines» a explosé avec deux facteurs: la démographie humaine et le cortège des activités anthropiques associées aux progrès technologiques. Au moment des balbutiements de l’agriculture, il y a quelque 10 000 à 12 000 ans, la Terre comptait environ 5 millions d’humains et toute la biomasse des humains et de leurs animaux mammifères domestiques ne dépassait pas o,1 % du total de la masse de tous les mammifères (5000 espèces connues), alors qu’aujourd’hui elle dépasse 90 %. La population totale est estimée à moins de 800 millions d’habitants en 1750, à 3 milliards en 196o, à 7 milliards en 2012, à 9 en 2040. Au fil du temps, d’innombrables espèces ont disparu sous la pression humaine. Les éléphants et hippopotames nains des iles de la Méditerranée ont disparu, la rhytine de Steller (la vache marine) a été totalement massacrée en mer de Behring tout comme le dodo qui s’est éteint dans l’indifférence générale sur l’ile Maurice. Le pingouin arctique, l’aurochs et l’ara glauque ne sont plus. Les gigantesques moas de Nouvelle-Zélande ont été anéantis avec la même détermination qui a présidé au massacre des bisons (sauvés d’extrême justesse) à la fin du xix siècle ou encore à celui des pigeons migrateurs américains, si abondants à cette même époque qu’ils pouvaient noircir les cieux sur plusieurs kilomètres. Tout récemment, en 2007, le baiji, le dauphin du Yang-Tsé-Kiang, en Chine, a définitivement disparu, dans des eaux polluées. 52% des individus des populations de vertébrés ont disparu durant les 40 dernières années. 50 à 90% de tous les individus des grands poissons pélagiques ont été détruits en I5 ans par une pêche inconsidérée. Et la forêt tropicale s’en va au rythme du quart de la superficie de la France chaque année !
Les causes majeures de l’effondrement actuel de la biodiversité s’expliquent essentiellement par la destruction et la pollution des habitats, la surexploitation des ressources naturelles comme la déforestation (23 millions d’hectares au Kalimantan sur 5 ans, entre 2009 et2013) ou la surpêche. À cela s’ajoutent la dissémination anarchique d’espèces partout sur la planète et enfin le dérèglement climatique, dans lequel l’humain a bien sa part de responsabilité avec les émissions de CO= de ses activités, lesquelles participent aussi à l’acidification croissante des océans, des lacs et des rivières.
Alors, « devenir humain » ce serait prendre enfin tout ceci en considération et développer une véritable conscience environnementale !
Si les ressources vivantes sont naturellement « renouvelables », l’humain empêche leur « renouvelabilité ». De fait, les seuils d’exploitation « compatible » sont aujourd’hui largement dépassés. Le cas de la morue de Terre-Neuve est emblématique : dans les années 1990, elle a disparu alors qu’il y avait eu 500 années de pêche « en harmonie » pour tous les pays riverains de l’Atlantique nord sans effondrement des stocks. Très récemment, les stocks de thon rouge ont échappé de justesse à la destruction en mer Méditerranée. En matière de gestion des ressources, nous savons désormais qu’il faudrait par exemple « laisser » quelque 30 % des poissons pélagiques – sardine, chinchard, hareng, anchois, maquereau – dans l’océan pour que la chaine trophique ne s’effondre pas, et que l’océan continue à jouer son rôle dans une fourniture régulière de ressources vivantes pour l’humain et à assurer son rôle de régulateur du climat par sa capacité à dissoudre 30% du CO° émis. En estimant les vitesses d’évolution, en tentant de prédire les trajectoires possibles et en planifiant les mécanismes, nous pourrions sans doute fortement réduire l’impact de l’humain sur les espèces et les écosystèmes, et sérieusement améliorer les coûts économiques et sociaux de nos activités sur la nature. Il n’y a pas d’agriculture durable autre qu’écologique, il n’y a pas de santé durable autre qu’écologiquement fondée. Le capital naturel ne peut indéfiniment être appauvri et nous ne pouvons pas nous passer des services rendus par les écosystèmes. L’humain a aussi un besoin profond de communication étroite avec la nature, nous l’oublions trop souvent ! Un travail réalisé en Grande-Bretagne et publié en 2008 démontre l’impact de l’accès à des parcs en ville sur les trente dernières années de vie de citadins et les différences dans les maladies contractées par rapport à d’autres populations qui en étaient privées : le retour de la « nature en ville » est primordial ! On sait aussi aujourd’hui que les vagues de chaleur et les épisodes de canicules sont bien mieux contrôlés quand une végétation abondante vient atténuer les effets des hautes températures en ville, si délétères pour bon nombre d’habitants (15000 morts en France durant le mois d’août 2003, 100 000 morts en Russie durant l’été 2010).
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Alors, comment avoir la bonne pensée politique complexe pour notre harmonie à retrouver avec la nature ? Comment accomplir cette « métamorphose pour parvenir à une conscience d’humanité planétaire » ? Une prise de conscience généralisée est en cours mais suivrons-nous un rythme de changement de nos habitudes au moins aussi rapide que celui des changements environnementaux de tous ordres que nous déclenchons autour de nous ? L’Homme peut-il s’adapter à lui-même ? Peut-il s’accepter lui-même ? Gandhi disait que l’on pouvait juger du développement d’une civilisation à la façon dont les animaux y étaient traités. Enfin, saurons-nous pleinement justifier au cours de ce xxi*siècle, après faber bien mérité, ce terme de sapiens dont nous nous sommes affublés ?
Devenir Humains – Gilles Bœuf