Devenir Humains – Cécile Aufaure
Après ce moment suspendu dans le temps et dans l’espace, qui prend la forme d’un « écrin parenthèse » au centre du parcours chronologique, le visiteur reprend le fil de l’évolution, pour aborder le moment le plus radical et le plus singulier de toute l’histoire humaine : la domestication du vivant. Jusqu’au Néolithique, l’Homme a un impact limité sur la nature et le monde animal. Il est essentiellement dans un processus d’adaptation et de sélection de ressources. Cette relation change fondamentalement il y a 10 000 ans. Les Hommes, portés par la concomitance d’une expansion démographique et d’un réchauffement climatique qui modifie leur environnement et accroît les ressources disponibles, entament un processus d’appropriation et de transformation des ressources. Très variable selon les environnements et les sociétés, ce phénomène qui est aussi d’ordre culturel, conduit néanmoins la quasi-totalité de l’humanité à un nouveau mode de développement dont les conséquences vont être considérables. Le musée s’attache à expliquer ce basculement, ce changement de relation avec la nature : un phénomène fascinant profondément ancré dans l’histoire humaine puisqu’il s’est effectué indépendamment dans six régions du globe, les foyers de la néolithisation. C’est le début de l’anthropisation de la planète, qui s’amplifiera encore avec la mise en place des grands empires, l’industrialisation puis la colonisation et connaîtra une accélération considérable à partir des années 1950. Or ce développement effréné pose aujourd’hui problème, menaçant l’avenir de notre espèce sur la planète, ou à tout le moins l’avenir de son modèle de développement.
C’est pourquoi on ne peut poursuivre le processus « devenir humains » sans aborder les responsabilités de notre humanité aujourd’hui : «Où allons-nous?» alors que l’Homme est devenu la principale force agissant sur la planète, quel est l’avenir de l’espèce humaine et des sociétés humaines? Il existe toujours, malgré la mondialisation, un panel très varié de sociétés et de relations à l’environnement, dont les identités culturelles restent très différenciées. Les collections issues des collectes des chercheurs du musée de l’Homme le montrent bien à travers des exemples d’objets témoins : comment, par exemple, ces symboles de la mondialisation que sont les téléphones portables s’insèrent dans des étuis qui incarnent, par leurs matériaux, leurs couleurs et leurs motifs, la persistance de la diversité culturelle ; comment aussi des matériaux issus d’autres sociétés sont incorporés dans des formes artisanales traditionnelles. Néanmoins, la mondialisation impose à la quasi-totalité de ces sociétés d’intégrer ce modèle de la domestication systématique du vivant et des ressources de la planète initié il y a 10000 ans. Or, dès le Néolithique, des effets négatifs des nouveaux modes de vie ont impacté l’évolution biologique de l’Homme (régression de la taille, apparition des épidémies, accroissement des conflits), mais ils ont atteint aujourd’hui ce qui peut nous apparaitre comme un point critique avec la modification du climat, la raréfaction des ressources en énergies fossiles, les pertes de biodiversité, qui impactent déjà ou vont impacter dans un avenir proche notre bien-être, les modèles socio-économiques et, peut-être, notre propre pérennité en tant qu’espèce.
Pour revenir à la question posée par le manifeste, l’humanité ne peut se penser de façon linéaire. L’humain est un être inachevé, en perpétuelle construction, il a besoin du regard des autres et d’un regard sur lui-même pour se réaliser.
Si l’on naît humain biologiquement, on devient un humain individuellement, socialement et culturellement dans un ensemble qui englobe les autres humains mais aussi l’environnement naturel. On ne doit pas s’extraire de cet ensemble mais essayer de vivre en symbiose avec lui, dans une approche solidaire qui préserve sa diversité, qu’elle soit humaine ou biologique. C’est ce que nous dit le musée, c’est son côté militant. N’oublions pas qu’il a été imaginé dans les années 1930, à une époque où florissaient les théories racialistes et racistes. Paul Rivet, son créateur, militait pour une égalité de valeur entre les humains. Il avait fondé le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, avec le philosophe Alain et Paul Langevin, en 1934. Si les enjeux auxquels avaient alors affaire les fondateurs du musée de l’Homme ne sont plus les mêmes, la démarche militante d’une éducation à l’humanisme est toujours d’actualité dans ce musée si singulier.
Devenir Humains – Cécile Aufaure