La fin de la Megamachine – Le présent brisé
La pensée apocalyptique ne divise pas seulement l’espace, elle brise aussi le temps – ou, plus précisément, le présent. Pour le regard apocalyptique, le présent est insupportable et irrécupérable. Ici et maintenant, on ne peut rien opposer aux exigences impudentes du pouvoir. À défaut de prise sur le monde permettant l’expérience de l’auto-efficacité s’installe la foi en une force supérieure qui, à l’avenir, agira au nom de toutes celles et de tous ceux qui ont été réduits à l’impuissance. Il en résulte une toute nouvelle représentation du temps. Alors que la vie dans une communauté indemne (non traumatisée) est déterminée par des rythmes récurrents, notamment le changement des générations par lequel la vie se renouvelle constamment, cette cyclicité est rompue par les expériences traumatiques. Les êtres humains ne sont plus en mesure de se considérer comme faisant partie d’un ensemble supra-individuel qui fait sens et, en principe, n’est pas par nature mauvais. Ils sont dissociés, arrachés aux cycles de la nature, de la communauté et du cosmos. La seule chose qui leur reste à opposer au désastre qu’est le présent est la vision d’un avenir dans lequel tout sera différent, dans lequel le monde pourri d’aujourd’hui sera remplacé par un cosmos tout nouveau. La fixation de la civilisation occidentale sur l’avenir, que ce dernier se situe dans le ciel ou sur terre, plonge ses racines dans un traumatisme collectif général qui a arraché les êtres humains à tout ce qui faisait le sens du présent. Ce processus traumatisant n’a pas eu lieu qu’une seule fois, il s’est répété en divers lieux et à différentes époques, et ce jusque dans le passé le plus récent.
Ce nouveau rapport au présent constitue le fondement de la pensée apocalyptique, dont le culte moderne du progrès n’est qu’une variante. Celui dont le sol se dérobe sans cesse sous les pieds ne peut rien faire d’autre que de courir, dans l’espoir d’atteindre à nouveau la terre ferme. C’est dans ce mouvement de fuite devant le présent que se met en place ce que nous appelons l’histoire : la domination inexorable d’une flèche du temps à sens unique qui nous éloigne du passé corrompu et nous pousse vers un avenir dans lequel nous espérons prévenir notre propre déchéance par un geste permanent de dépassement de soi, de modernisation et d’effacement des traces. Dès lors, nous nous jetons dans une guerre contre le temps que nous ne pourrons jamais gagner parce que ce que nous combattons comme un ennemi extérieur n’est en fait que le produit de notre propre mouvement”‘.
La fin de la Megamachine – Le présent brisé (p. 113)