L’appel de la forêt, Jack London
Tout ce frémissement des anciens instincts qui, à des époques déterminées, pousse les hommes à quitter les villes bruyantes pour aller tuer dans les plaines et dans la forêt avec des grains de plomb à propulsion chimique, ce désir du sang, cette joie de massacrer – tout cela, Buck le ressentait; seulement c’était en lui infiniment plus profond ! Il allait en tête de la meute, traquant l’animal sauvage, la viande vivante, pour la tuer de ses propres dents et tremper sa gueule jusqu’aux yeux dans du sang chaud. Il y a une extase qui marque l’apogée de la vie et en constitue le sommet indépassable. Tel est le paradoxe de l’existence: cette extase survient quand on est le plus pleinement vivant, tout en l’oubliant complètement. Cette extase, cet oubli de la vie, saisit l’artiste élevé et emporté hors de lui-même dans un rideau de flammes; elle saisit le soldat, fou de guerre sur un champ dévasté et refusant de faire quartier; et elle s’empara de Buck, alors qu’il conduisait la meute, poussait l’antique cri du loup, et fonçait derrière la nourriture vivante qui fuyait rapidement devant lui au clair de lune. Il sondait les profondeurs de sa nature, et aussi d’autres éléments plus profonds, qui le ramenaient aux origines du Temps. Il était sous l’emprise du pur déferlement de la vie, du raz-de-marée de l’existence, de la joie parfaite de chaque muscle, de chaque articulation, de chaque tendon particuliers – dans la mesure où c’était tout le contraire de la mort, toute l’ardeur et l’exubérance qui s’exprimaient dans le mouvement et volaient avec exultation entre les étoiles au-dessus de lui et la surface de matière inerte sous ses pas.
Jack London, L’appel de la forêt